Démence : quand le malade nie son problème
L’auteur est gériatre, épidémiologiste et chercheur au Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Il est aussi l’un des cofondateurs et l’expert médical de l’entreprise Eugeria, qui s’est donné pour mission d’améliorer le quotidien des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.
Toutes les semaines, je rencontre des proches inquiets de constater que leur parent ne semble pas comprendre ce qui lui arrive. Ce qu’ils racontent ressemble à ceci : « Je ne reconnais plus ma mère ! Toute ma vie, elle m’a appris à toujours dire la vérité. Mais là, elle m’assure que tout va bien alors qu’elle a manifestement besoin d’aide. Elle affirme à qui veut l’entendre qu’elle fait tout par elle-même et qu’elle est complètement autonome, ce qui est faux. »
Il n’est pas rare, au cours de la progression d’une démence ou après un AVC, qu’une personne ne se rende pas compte qu’elle est malade ou qu’elle a conservé des séquelles. Ce phénomène très fréquent et pourtant méconnu a un nom : l’anosognosie.
Au-delà des changements dans les activités quotidiennes, les troubles cognitifs peuvent en effet altérer les fonctions du cerveau sur le plan le plus fondamental : la connaissance de soi. Cela peut être très perturbant pour l’entourage.
Qu’est-ce que l’anosognosie ?
Les racines grecques du mot « anosognosie » cernent bien ce diagnostic. D’abord, « -gnosie » pour connaissance (comme dans « agnostique »), puis « noso- » pour maladie. Le préfixe « a- » exprime l’absence : l’anosognosie est donc l’absence de prise de conscience d’une maladie ou d’un handicap.
Une personne atteinte de troubles cognitifs perd progressivement la capacité à retenir et à intégrer correctement toutes sortes d’informations comme les dates, les résultats de calculs ou les perceptions sensorielles. Lorsque cette atteinte s’étend aux informations concernant la personne elle-même et le fait de souffrir d’une maladie, il s’agit d’anosognosie. Elle peut être de légère (la personne n’évoque les limites causées par sa maladie que si on lui pose des questions précises à ce sujet, par exemple) à sévère (le patient n’arrive pas à reconnaître sa maladie malgré des déficits considérables et à la suite de tests).
Il faut savoir qu’elle n’est pas propre à une maladie en particulier ni aux troubles cognitifs. Elle est souvent présente dans des maladies psychiatriques comme la schizophrénie et la bipolarité, ainsi qu’après certains AVC, surtout ceux qui surviennent dans l’hémisphère droit.
C’est cependant chez les personnes atteintes d’alzheimer qu’elle est la plus fréquente : environ 80 % d’entre elles auront une forme d’anosognosie au cours de leur maladie. Les mécanismes biologiques et neuropsychologiques à l’origine de la difficulté du cerveau à s’autoévaluer demeurent mal connus. Après tout, on touche à la conscience, phénomène complexe s’il en est un ! On sait toutefois qu’il ne s’agit pas d’un genre de déni (une défense d’ordre psychologique), mais plutôt d’une conséquence des lésions et désordres cérébraux engendrés par la maladie.
Les conséquences pour la personne elle-même
Face à un diagnostic de trouble cognitif, les patients ont des réactions parfois diamétralement opposées. Ceux avec peu ou pas d’anosognosie sont souvent ébranlés par la confirmation de leur doute. D’autres manifestent une grande incrédulité. Et pour ceux dont l’anosognosie est très importante, ce même diagnostic passe généralement « dans le beurre » et rate la cible : ils pensent que le médecin a tort. Certains de mes patients se fâchent et ne veulent plus me revoir ! Les réactions varient donc selon le regard que les malades arrivent à poser sur eux-mêmes. Cela va de l’angoisse à l’insouciance, certains souffrant d’une démence qualifiée d’« heureuse » tellement rien ne les atteint.
La présence d’anosognosie entraînera aussi des conséquences majeures sur la capacité d’adaptation des personnes aux prises avec un trouble cognitif, puisqu’elle influe sur l’envie même de s’adapter. Déceler ses limites est la première étape pour s’ajuster aux nouveaux défis. Comment accepter l’aide d’un proche pour la gestion de ses comptes bancaires ou la prise de ses médicaments si on n’arrive plus à reconnaître ses propres lacunes ?
Conséquences pour les proches
L’écart entre les besoins perçus par certains patients et ceux constatés par leurs proches est souvent la plus grande pomme de discorde. L’anosognosie est éreintante pour les uns et les autres ! D’un côté, la personne atteinte se fait constamment importuner pour des choses qu’elle croit maîtriser, et de l’autre, la famille propose continuellement des solutions qu’elle sait nécessaires, mais qui finissent par être balayées du revers de la main.
C’est encore plus déroutant lorsque la personne désormais anosognosique a été toute sa vie « droite », organisée et disciplinée. Il est très rare en contexte de troubles cognitifs qu’une personne use de manœuvres ou de mensonges en toute connaissance de cause. Comme proche, il faut alors distinguer une cachotterie pleinement volontaire d’une simple tentative de minimiser des déficits. Quant à l’anosognosie, elle est complètement involontaire. Ce qui peut passer pour de la manipulation (par exemple, refuser des services du CLSC après les avoir acceptés) est plus souvent le résultat combiné d’une tentative d’atténuer la gravité d’une situation et de la diminution de l’autocritique.
Faire contrepoids à l’anosognosie
Comme souvent en gériatrie, les choses sont rarement blanches ou noires. Les conséquences de l’anosognosie et les façons de la pallier dépendent avant tout de son degré. Si l’on part du principe que toute personne est autonome et donc apte, même en début de troubles cognitifs, on peut moduler l’approche au fil de l’évolution des atteintes et de l’anosognosie.
En gériatrie, presque toutes nos consultations incluent la communication avec des proches afin d’obtenir des informations sur la situation. En plus de nous permettre de comparer les perceptions de nos patients avec celles de leur entourage, ces échanges contribuent à établir un portrait plus complet du fonctionnement quotidien. Parfois, en cas d’incertitude, une évaluation en contexte réel, par exemple avec l’ergothérapeute en cuisine ou avec des chèques et des factures, aide à donner l’heure juste. Bien que certains tests existent pour diagnostiquer l’anosognosie, dans la pratique, elle est surtout décelée grâce à une observation faite par un professionnel de la santé.
Bien qu’il n’y ait pas de traitement miracle pour les troubles cognitifs, le diagnostic d’anosognosie a souvent un effet positif notable : comprendre que certains comportements ne sont pas volontaires, mais plutôt une conséquence de la maladie, contribue à désamorcer nombre de mésententes et de frustrations.
L’anosognosie soulève bien sûr des questions importantes sur la notion d’aptitude. Avec la progression des troubles cognitifs, lorsqu’une personne n’est plus en mesure de comprendre et de juger sa situation, de raisonner pour justifier ses décisions ou d’exprimer clairement et de façon soutenue ses volontés, une évaluation fouillée pour déterminer son aptitude devient nécessaire.
Mais l’anosognosie, surtout lorsqu’elle est légère, n’est pas en soi un prétexte suffisant pour déclarer une personne inapte et lui retirer l’ensemble de ses droits. S’il vaut la peine de l’identifier, c’est pour s’adapter, pour s’armer de patience et pour contourner plus facilement les difficultés qu’elle engendre. C’est pour se donner un outil de plus afin de mieux soutenir les personnes qui en sont atteintes et de maximiser l’autonomie résiduelle dont elles disposent toujours.