La solitude américaine | L’actualité

L’auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, où ses travaux se concentrent sur l’étude et l’analyse de la politique américaine.

Temps des Fêtes rime pour plusieurs avec films de Noël. Les mêmes longs métrages repassent bon an, mal an, et chacun a son favori.

Un de ces films, peut-être moins évident que Le sapin a des boules, serait par contre plus pertinent pour l’époque. Il s’agit du classique de Frank Capra It’s a Wonderful Life (La vie est belle en version française), sorti en 1946.

Dans ce qui constitue le noyau de l’histoire, le personnage principal, George Bailey, affirme, après avoir vécu une série de profonds malheurs, qu’il aurait préféré ne jamais être né. Une vie de revers qui rappelle, d’une certaine manière, celle du président Joe Biden, qui a porté en terre sa première femme et sa première fille après un accident de la route, et un de ses fils plus récemment, mort d’un cancer du cerveau.

En réaction à l’attitude de Bailey, un ange bienveillant lui fait voir un aperçu de ce à quoi ressemblerait sa communauté s’il n’était pas de ce monde. Le pharmacien du coin serait en prison pour homicide involontaire parce que George n’aurait pas été présent pour l’empêcher d’empoisonner par erreur un médicament sur ordonnance. Son oncle serait placé en institution pour n’avoir pu compter sur l’aide de George dans l’entreprise familiale. Son frère Harry, que George a sauvé de la noyade enfant, serait mort — tout comme le seraient les frères d’armes de Harry, qui les a à son tour sauvés pendant la Seconde Guerre mondiale. Et l’épouse de George, Mary, serait célibataire.

Le film montre indéniablement son âge — les effets spéciaux pour représenter l’ange de George sont loin de ceux des productions Marvel —, mais son cœur est intemporel. « Aucun homme qui a des amis n’est un échec », comprend à la fin le personnage principal.

Voilà une pensée parfaitement contemporaine. L’économiste Bryce Ward brossait, dans les pages du Washington Post le mois dernier, le portrait d’une société de plus en plus caractérisée par son sentiment de solitude.

Évidemment, dès qu’il est question de solitude, les confinements liés à la COVID–19 sont automatiquement montrés du doigt. Les répercussions sur les jeunes aux États-Unis des fermetures prolongées de leurs écoles, en particulier, étaient déjà discutées ici même à pareille date il y a deux ans. J’avais qualifié cette situation de « tragédie américaine de 2020 ».

Les effets de la pandémie sur les personnes plus âgées, déjà évidents en 2020, commencent à être mieux documentés : le New York Times faisait état dernièrement d’une hausse de plus de 50 % des morts associées aux opioïdes chez les Américains âgés de 65 ans et plus à la suite de l’imposition des restrictions pandémiques — des pertes de vies souvent dépeintes comme des « morts de désespoir ».

Or, comme le souligne Ward, la réalité est beaucoup plus complexe.

La baisse marquée des relations sociales des Américains remonte en fait à bien plus loin que la pandémie, a relevé l’économiste. Il y a 10 ans, les gens passaient environ la même quantité de temps par semaine entre amis que dans les années 1960 ou 1970. Puis, au début des années 2010, ça a commencé à chuter.

Dans l’ensemble de la population, le temps passé entre amis aurait diminué de 40 % entre 2014 et 2019 — l’année précédant les premières restrictions liées à la pandémie. L’adolescent américain moyen passait désormais quelque 11 heures de moins par semaine en compagnie d’amis que 10 ans auparavant. C’est énorme.

Et tout cela est dû, selon Ward, à une multitude de facteurs — il en souligne un en particulier : 2014 est l’année où le téléphone intelligent a atteint une pénétration de plus de 50 % dans les foyers américains…

Prendre le métro à Washington, comme j’ai pu le faire peu avant les élections de mi-mandat en novembre, c’est voir se suivre des wagons dans lesquels plus de 80 % des passagers sont rivés à leur appareil électronique. Presque personne ne se parle. Presque personne ne se regarde.

Les lecteurs les plus perspicaces noteront peut-être que le phénomène n’est pas tellement nouveau. N’était-ce pas après tout ce qu’avançait, en d’autres mots, le politologue Robert Putnam au tournant du siècle dans son classique Bowling Alone ? Selon lui, si les Américains avaient délaissé la vie associative qui définissait leur existence collective depuis les premières colonies, c’était en bonne partie à cause de la montée de la télévision…

La problématique commence à trouver des échos à Washington. À une dizaine de jours de Noël, le sénateur démocrate Chris Murphy a publié un texte d’opinion sur la solitude américaine. Sa toute première piste de solution ? Viser les géants du Web pour les pousser à offrir « des produits qui procurent du bonheur, plutôt que de l’anxiété et de la solitude ».

Les États-Unis forment la première puissance de la planète non seulement en vertu de leur force militaire, mais en raison de leur force d’influence. Cette dernière s’observe à la fois dans les domaines de la culture… et de la technologie.

Cette éternelle terre de contradictions a servi à commercialiser et à populariser les outils qui promettent de nous connecter tout en nous isolant davantage dans les faits ; en même temps, elle nous a également donné les grands classiques cinématographiques qui nous rappellent, ne serait-ce qu’une fois par année, l’importance de nos proches.

Et, comme l’apprend George Bailey, notre propre importance, même lorsque l’on peut en douter, pour nos proches.

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