La nouvelle mission des musées
Bien des gens — et j’en suis ! — sont déroutés devant la crise qui secoue présentement le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC). Il est question de congédiements nombreux et inexpliqués, d’employés inquiets, de donateurs furieux, d’un ministre du Patrimoine interpellé et d’une direction qui parle la langue de bois, tout cela en raison d’un plan stratégique intitulé Transformer ensemble.
Vu l’état des lieux, on comprend que le premier mot compte davantage que le deuxième ! Et la transformation recherchée n’a rien de banal. Pour reprendre l’expression de la directrice par intérim Angela Cassie, en entrevue à la radio de Radio-Canada il y a quelques jours : « Nous sommes ici pour créer des expériences d’art transformatrices. »
Qu’est-ce que cela signifie ? En gros, que les musées ont désormais pour vocation de nous montrer comment juger une œuvre selon des critères non pas artistiques, mais plutôt de justice avec un grand J.
J’ai bien dit « les musées », car au Canada comme partout, la marche à suivre dans le milieu a pour nom « décolonisation ». Les rencontres du Comité international pour la muséologie se tiennent même sous ce thème depuis trois ans. Le MBAC est simplement à l’avant-garde du mouvement.
On peut en voir pour preuve le fait que Mme Cassie n’a ni diplôme en art ni travaillé auparavant dans ce domaine. Lorsqu’elle a été embauchée en janvier 2021, elle arrivait du Musée canadien pour les droits de la personne de Winnipeg. La toute nouvelle directrice du MBAC, Sasha Suda, lui avait donné le mandat de s’occuper d’inclusion et, sur cette base, d’élaborer une stratégie pour le musée.
Lorsque Mme Suda est soudainement partie travailler à Philadelphie, il y a quelques mois, Angela Cassie s’est retrouvée catapultée à la tête du MBAC. Elle a néanmoins poursuivi la réforme entreprise par Mme Suda, qui avait congédié des membres de la direction du musée dès sa nomination en 2019. À la mi-novembre, Mme Cassie a à son tour mis à la porte quatre professionnels d’expérience.
Du coup, les médias se sont intéressés à l’affaire. Le Musée des beaux-arts du Canada a beau donner peu d’informations, le Globe and Mail estime que de 30 à 40 personnes sont parties depuis trois ans.
Ce n’est pas accidentel : dans le nouveau monde muséal, il s’agit non seulement de revoir les collections, mais aussi de changer la manière même de gérer les établissements. L’expertise est tassée au profit de valeurs à porter et à suivre sans critiquer — d’où le mouvement de personnel au MBAC.
Le visiteur, lui ? Bof ! Il s’habituera. Sinon, tant pis. Car le visiteur habituel rentre mal dans le cadre de ce grand rebrassage : il est vieux et blanc, alors qu’on le veut désormais issu de la diversité.
Je me sens directement concernée.
J’adore fréquenter les musées d’art. Pour moi, aucun voyage ne peut se concevoir sans faire un tour dans tous ceux que je croise, et il m’est fréquemment arrivé de me déplacer dans le but précis d’aller voir une exposition. À Montréal, je garde l’œil ouvert pour ne pas manquer les œuvres qui m’attirent, dans les musées, les maisons de la culture ou les galeries d’art.
De temps en temps, j’achète des œuvres aussi. Outre le plaisir que j’en retire, j’estime que c’est une responsabilité citoyenne d’encourager les artistes quand on en a les moyens. (Finances obligent, je reste quand même raisonnable !)
Qu’est-ce que je recherche ? Une source d’admiration. L’imagination, le renversement de perspective, l’hyperréalisme : tout ce que permet la formidable créativité humaine, qu’elle soit faite de beauté ou de provocation. Et je chéris la liberté des artistes comme individus. Je n’attends pas d’eux qu’ils portent le poids de toute une civilisation ou d’une analyse sociologique.
J’aime surtout qu’un lieu rende possible cette rencontre entre un artiste et moi. Mais je ne veux pas qu’on me tienne la main pour s’assurer que je ressens bien ce qui est attendu.
Concrètement, cela signifie que je ne vais pas aller voir une exposition qui souligne à gros traits le machisme de Picasso, comme il a été de mise à Québec l’an passé ainsi qu’à Paris cette année. Picasso est un monstre, Picasso est un génie. Il n’est pas un humain modèle, mais son œuvre le dépasse, nous dépasse, et c’est elle qui m’intéresse.
Autre exemple : mes vacances dans l’Ouest l’été dernier m’ont permis de constater que qui dit musées canadiens dit maintenant art autochtone au premier plan. Fort bien. Mais on y souligne tellement l’incompréhension des Blancs à l’égard des œuvres présentées que j’ai perdu toute envie de me procurer un jour un masque haïda, issu d’un art dont la beauté me fascine depuis mon premier passage en Colombie-Britannique il y a des années.
Le message est bien rentré : je ne suis pas digne de l’objet. Mais est-ce que ça aide les artistes autochtones ? Pas sûre…
Encore une anecdote ? Il y a quelques semaines, je suis allée au Musée des beaux-arts de Montréal pour voir les photographies de Diane Arbus. À l’entrée de la salle, une mise en garde était affichée : les titres associés aux photos étaient ceux d’origine, on s’excusait donc que certains soient désormais inappropriés pour nos yeux d’aujourd’hui.
J’ai soupiré fort puis, tout le long du parcours, j’ai cherché les titres choquants. Preuve de mon esprit obtus : je n’ai pas trouvé. Mais quelle distraction durant ma visite ! Et il m’a semblé puissamment ironique qu’une photographe qui s’est efforcée de montrer la réalité crue — des pauvres, des marginaux — soit maintenant présentée avec un enrobage de précautions en raison des mots qu’elle employait. Misère !
Je sais bien qu’en ce moment, le milieu culturel et intellectuel occidental est obsédé par l’idée de changer les mentalités, ce qui profite à toute une industrie de formation à l’inclusion et à la diversité. À chaque époque ses curés — et comme à toutes les époques, les masses se moquent dès qu’ils ont le dos tourné.
Dans le cas des musées, la « moquerie » est facile. L’exposition donneuse de leçons ne me convient pas ? Je n’irai pas. Il y a d’autres manières de profiter de la vie.
Mais quelle pitié pour les artistes contemporains soumis aux nouveaux codes du bon goût et pour les grands collectionneurs grâce à qui les musées ont bâti leur réputation et qui voient maintenant ceux-ci lever le nez sur leurs prêts et leurs dons.
J’ai quand même un reste de bonne foi : je suis moi aussi disposée à contribuer à la décolonisation en cours ! Je peux prendre sous mon aile tous les Picasso, Gauguin, Rembrandt qui pèsent sur la conscience des directions de musée, le temps que chacun retrouve ses esprits. Et j’ai beaucoup de patience.